C'est la faute à Carmentran !
L'envie de faire cet article m'est venue à force de voir dans les médias ou les réseaux sociaux des textes ou des commentaires remplis de sentiments d'injustice, de colère, d'amertume et de rancoeur. En effet, pour tous les maux que nous subissons (ou semblons subir parfois), qu'ils soient individuels ou collectifs, corporels, familiaux, sentimentaux, professionnels, ou sociaux, nous cédons souvent à la tentation de désigner un responsable, ou pire, un coupable. Les exemples abondent tous les jours dans notre vie ou à travers les faits divers. Si l'on s'en tient aux faits justement - du moins à la perception que l'a des faits - ce réflexe pavlovien semble aussi inévitable que légitime. En voici quelques exemples:
Si un automobiliste me coupe la route en grillant un feu rouge ou un stop et provoque un accident avec moi, comment ne pas penser que je suis victime et qu'il est responsable ? De même si mon patron me licencie, si ma femme me quitte, si la maladie me rattrape, etc. Sur un plan collectif, et même si le lien de cause à effet est moins évident, cela ne nous empêche pas d'accuser des corporations entières pour nos difficultés à vivre heureux: les politiciens, les services sociaux, la justice, les administrations, la police, l'ONU, le nouvel ordre mondial, etc. Et nous allons souvent jusqu'à la mauvaise foi: Si je suis tombé, c'est à cause du sol glissant, si j'ai mauvais caractère, c'est à cause de mes parents, etc.
Dans tous les cas, peu de personnes osent (se) poser la question tabou : " Et si malgré les apparences j'avais ma part de responsabilité dans ce qui m'arrive ? ". Tout le monde a du remarquer qu'un ennui en attirait un autre, en cascade, jusqu'à un lâche prise. C'est la fameuse loi d'attraction en vogue dans les milieux "new-âge". Pour faire simple : j'attire à moi les évènements en correspondance vibratoire avec l'énergie que je dégage. Si je suis négatif dans ma tête, j'attire des évènements malheureux, mais si je suis positif, j'attire des évènements heureux. Je ne vais pas discuter ici du fondement et des limites de cette "loi" car cela nous emmènerait trop loin. Considérons qu'elle est globalement vraie dans le cadre de cet article. Ajoutons aussi qu'un même évènement nous touchera différemment des autres selon notre perception de la vie, selon notre personnalité.
Mais revenons à nos maux : Il y a bien longtemps déjà que des philosophes et des sages de toutes cultures ont observé ce mécanisme "d'accusation compulsive". Les psychologies modernes (comme Freud et Jung) l'ont appelé "projection". Là encore je ne développerais pas trop ici mais la projection, au niveau individuel, peut se résumer comme étant un mécanisme universel inconscient dans lequel nous cherchons à expulser de "l'intérieur" de notre esprit ce dont nous ne souhaitons pas nous rappeler, ni prendre conscience, et le placer à "l'extérieur", c'est à dire sur quelqu'un d'autre. La culpabilité refoulée en nous est l'essentiel de ce qui est projeté sur les autres, par le biais de notre perception subjective, filtrée, qui est une interprétation et non une réalité. Ainsi, toujours au niveau personnel, la projection consiste à voir chez les autres les "péchés", le "mal", les "erreurs", "les défauts" que nous ne souhaitons pas reconnaitre ni en accepter la responsabilité.
Inconsciemment, nous croyons être assis sur une montagne de culpabilité (là encore, c'est un vaste sujet en lien avec une des visions de la philosophie non-duelle). Quand cette culpabilité refoulée devient ingérable, insoutenable, il faut une soupape de sécurité, un échappatoire. La projection se traduit alors par des paroles, des actes, et dans le pire des cas des agressions, des homicides, des attentats, et même des génocides quand la folie est partagée collectivement. Et quand la culpabilité est retournée contre soi , elle se traduit par des maladies, de la plus bénigne à la plus grave, par de la dépression et même le suicide. Bien des accidents automobiles mortels sont d'ailleurs des suicides "déguisés". Ainsi, tant que la vitesse ne sera pas limitée à 0 km/h, il y aura toujours des morts sur la route et la répression routière n'y changera rien.
Pour limiter au maximum les effets indésirables de cette projection, l'homme a inventé une panoplie de défouloirs et d'anesthésiants comme le sport (dont l'emblématique football), les jeux, la fête, la drogue, l'alcool..etc. Puis s'exprime la colère soit-disant "libératrice" et "légitime" quand le divertissement échoue. Sauf que par essence, la projection laisse culpabilité et fureur intacts en nous, elle ne quitte pas notre esprit, Nous croyons seulement nous en débarrasser par notre perception erronée : nous en avons seulement "lancé" une image sur les autres. Parmi ces activités "libératrices", il y a bien sûr les fêtes populaires comme le carnaval. Dans certaines villes ou certains villages (comme le mien dans le jura), il prend le nom de Carmentran. A ce sujet, voici l'extrait d'un article écrit par David Yveline dans le journal "la Montagne" (23 avril 2014):
"Le terme Carnaval vient de l'italien carnevale, lui-même tiré du mot latin médiéval carnelevare, signifiant enlever (levare) la viande (carne). Avant le jeûne, au cours duquel viande, oeufs et nourritures grasses sont proscrites, l'heure est à la fête et aux réjouissances qui, à certaines époques de l'histoire, ne sont pas sans frôler les bacchanales. Comme lors des Saturnales romaines, on échange les rôles (les pauvres prenant la place des riches), on se moque, on se travestit, on chante, on danse et on désigne un roi.
Ce dernier est représenté par un homme de paille qui sera promené dans les rues, suivi par la foule déguisée et déchaînée. Il porte un lourd fardeau, ce pauvre mannequin. Il est sensé incarner tous les malheurs et tous les maux de la terre, du froid à la pauvreté, de la maladie à la mort. Toutes les misères sont sur ses épaules et il est traité tour à tour de fainéant, de malhonnête, de goinfre ou de débauché. Alors… on le brûle, événement qui marque la fin de la procession et qui laisse le public rassuré, persuadé de s'être ainsi débarrassé du malheur.
Il porte un nom, ce malheureux homme de paille : Carmentran (ou Caramentran), terme qui provient de la contraction de Carême-entrant et que l'on utilise encore aujourd'hui. Car la tradition a perduré à travers les siècles, abandonnée seulement à la période révolutionnaire, où le carnaval fut interdit avant d'être rétabli en 1805. Les fêtes de carnaval ont, dans la plupart des cas, perdu de leur attrait mais certaines villes y sont restées fort attachées. Nice, Dunkerque ou Venise en sont les parfaites illustrations. "
On voit clairement dans cette description le processus de projection "expiatoire" de Carmentran, expliquant la longévité de cette traditions au fil des âges malgré sa "désuétude". Compte tenu du pouvoir de notre croyance, ces "carnavals projectifs" ont un certain effet (d'où leur pérennité), mais il est de courte durée. Il faut alors recommencer encore et encore à recycler notre culpabilité intérieure sous une forme ou un autre, et l'on dit avec fatalité que "c'est la vie". Or, il est possible de regarder en face cette noirceur intérieure au lieu de la projeter, l'accepter peu à peu dans sa conscience pour commencer à la guérir. C'est une grande part de tout cheminement spirituel, psychologique, métaphysique, philosophique. Peu importe le nom qu'on lui donne, car c'est un peu tout cela à la fois, l'important est le désir sincère d'aborder la vie d'une autre manière, avec un autre regard, pour trouver la paix.
Alain – 1er février 2020.